Questions à, Leila Bouasria sociologue et coordinatrice de l’étude collective.
La Vie éco : L’idée d’émigrer vers les villes est un projet autonome, individuel, non dicté par les parents, mais les causes ont toujours été les mêmes, améliorer ses conditions de vie…
Dans cette étude collective, nous avons justement tenté de décrire les motivations et stratégies mobilisées par les migrantes durant leurs itinéraires migratoires. Les différentes données ont démontré que cette migration autonome va au-delà de l’aspect économique et résulte d’une multitude de facteurs. Certains sont, bien entendu, liés à la précarité dans les milieux d’origine, donc le projet migratoire est effectivement conçu comme une condition de survie. Nous avons repéré plusieurs événements qui fragilisent les foyers et incitent au départ comme les accidents de vie (maladie ou décès des parents, chômage), divorce ou conflits familiaux. Par ailleurs, le départ peut aussi être une stratégie de fuite d’un environnement où elles disent subir une discrimination ou une exploitation. Certaines se plaignent de l’absence de liberté associée aux normes sociales préétablies et qui se manifestent plus fortement dans des milieux communautaires d’interconnaissance. Celles qui sont célibataires ou divorcées racontent également l’expérience du stigma social et tentent de reconstruire ailleurs un nouveau statut loin des cadres figés que leur dicte une division de rôles rigide et prévisible. Il ne faut pas oublier que ces migrantes avant de partir sont aussi exposées aux modèles féminins de migration qui ont réussi ou aux médias (feuilletons, films, publicité…) qui leur renvoient des conditions de vie plus intéressantes en ville. Elles aspirent donc à tenter l’expérience urbaine et à changer de mode de vie.
On n’est plus dans la victimisation, mais dans la construction d’une individualité, quand même, ces femmes sont en quelque sorte victimes d’une société machiste… Sans dire que l’individualité dans la société marocaine a du mal à s’affirmer…
Nous avons effectivement beaucoup discuté au sein du groupe de cette question d’autonomie face à la précarité. Nous précisons justement qu’éviter la victimisation ne veut pas dire faire l’impasse sur les conditions sociales/économiques précaires dont souffrent ces migrantes mais il s’agit d’éviter d’analyser les données à partir d’une grille de lecture misérabiliste qui réduit leur vie à ces difficultés en occultant leurs capacités de résistance. Tous les membres de notre équipe, à travers leurs analyses, tentent de faire ressortir les luttes quotidiennes et les compétences de ces femmes. Ces migrantes une fois à Casablanca, sont propulsées dans des réseaux extra-familiaux, ce qui contribue à la construction de leur autonomie. Elles cherchent, en mobilisant plusieurs ressources et stratégies, à créer les moyens de leur insertion sociale (trouver un travail, un logement, gérer l’habitat collectif avec tous les problèmes qu’on analyse dans cette étude…), elles doivent en quelque sorte s’assumer, se débrouiller. La ville est le lieu par excellence où se déploient justement ces savoir-circuler et ces subjectivités.
Il n’est nullement fait état dans l’étude de la prostitution de ces filles, pourtant ces émigrantes sont nombreuses à le faire, ne serait-ce que pour arrondir leur fin de mois…, est-ce la honte qui les empêche d’en parler ?
Certaines en parlent dans leurs entretiens, d’autres ne le font pas justement parce qu’elles ont peur d’être jugées, mais beaucoup de migrantes ne se retrouvent tout simplement pas dans ce genre de situation. Et là je veux m’arrêter sur un point très important. Il s’agit de distinguer entre les représentations que les gens se font de cette migration autonome et la réalité. Souvent pour les gens du douar, la fille qui a migré (kherjate/ sans oublier que le «khrouj» a justement une connotation de prostitution) voit sa réputation ternir et ses projets de mariage compromis justement à cause de cette association entre le départ (seule) et la débauche ou la déviance.
D’ailleurs, il y a des termes qui qualifient les migrantes et qui sont de connotation péjorative comme ‘hariba/hergaouiya/mouhajira’ qui laissent entendre qu’elles sont en position de fuite ou de clandestinité, qu’elles partent pour cacher quelque chose et faire ce qu’elles veulent loin du contrôle des siens. Beaucoup sont tout simplement à Casablanca pour travailler, chercher à améliorer leurs situations ou vivre une vie meilleure. Si on associe à chaque fois la migration des femmes seules à la prostitution, nous risquons de reproduire les dispositions traditionnelles relatives à la mobilité des femmes.
JAOUAD MDIDECH. La Vie éco
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